Supreme Court of the United States
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RÉFLEXIONS RELATIVES AU PRINCIPE DE FRATERNITÉ

Allocution prononcée au Troisième congrès de l'Association des cours constitutionnelles ayant en partage l'usage du français


Stephen Breyer
Juge à la Cour suprême des États-Unis


Ottawa, Canada
le 20 juin 2003

C'est un honneur pour moi d'avoir été invité comme observateur au congrès de l'Association des cours constitutionnelles ayant en partage l'usage du français. Je suis observateur puisque les juges de la Cour dont je suis membre, la Cour suprême des États Unis, ne parlent pas couramment français. Je ne suis pas une exception à la règle. Je dois cependant ajouter que mes collègues disent de moi que je ne parle pas couramment l'anglais non plus. Aussi dois-je qualifier cette proposition puisqu'en vérité la Cour suprême partage avec vous l'usage du français, sinon la langue, tout au moins des concepts et surtout des valeurs - par exemple les valeurs de la liberté humaine et de l'état de droit. Grâce à cette communauté de valeurs, ce que j'entendrai ici sera certainement valable pour notre Cour.

Le sujet exact de cette conférence concerne le principe de la fraternité au sein des Constitutions. On s'attend à dire qu'un tel principe n'existe pas dans la Constitution américaine - jusqu'à ce que l'on commence à penser sérieusement au sujet. Alors l'on se rend compte que le principe de la fraternité se manifeste au fond de la Constitution américaine. Certes on ne peut jeter aucun coup d'oeil sur le terrain du droit américain sans le trouver partout.

Par exemple, le principe de la fraternité se manifeste en général dans la démocratie elle-même. Qu'est-ce que la démocratie, sinon un moyen - efficace et légitime - de traduire les désirs variés de peuples divers en règle de droit commun, afin que ces peuples puissent vivre ensemble en communauté, en harmonie, c'est-à-dire en esprit fraternel?

Je pourrais illustrer le fonctionnement idéal de la démocratie actuelle aux États-Unis en évoquant un problème difficile de la vie moderne. La technologie avec ses ordinateurs, ses téléphones cellulaires, ses caméras de vidéo-surveillance, ses moyens d'écoutes, possède aujourd'hui la capacité de surveiller tous les aspects de la vie et d'enregistrer des actions, des pensées, et des sentiments qui, il y a quelques décennies, auraient été cachés à l'abri des regards indiscrets. Comment donc sera-t-il possible au sein de nos sociétés modernes de protéger la vie privée? On va penser certainement à l'adoption de lois protectrices. Cependant une probabilité demeure que de telles lois seraient trop restrictives, entravant trop, par exemple, l'activité des journalistes ou de la police. Comment trouverons-nous donc, en tant que sociétés, un juste équilibre réconciliant la protection nécessaire de la vie privée avec la liberté essentielle d'expression et de la presse?

Je ne peux proposer aucune solution à ce problème, mais je peux vous décrire le processus démocratique par lequel on va trouver une telle solution. Il y aura une espèce de conversation nationale à laquelle participera une foule de citoyens rassemblant une foule de points de vue différents. Les participants à cette conversation comprendront des savants, des experts en technologie, des hommes d'affaires, des syndicalistes, des avocats, des représentants de groupes différents (comme ceux qui cherchent à protéger les libertés civiles); des administrateurs; des législateurs; des citoyens ordinaires; et même des juges. Ce n'est pas un débat, où il y a ceux qui gagnent et ceux qui perdent. C'est plutôt une conversation où l'on cherche à préserver des choses valables qu'on trouve dans la contribution de chaque participant. Enfin, après un certain délai et non pas trop tôt, le gouvernement peut-être agira-t-il. Il cherchera un consensus et promulguera des lois. C'est à ce moment que le travail du juge constitutionnel commence. C'est un travail qui a pour objectif de contrôler, non pas la politique que ces lois incarnent, non pas la sagesse de leur contenu, mais la régularité de ces lois avec les libertés fondamentales que la constitution garantie.

Le processus que je viens de décrire est un processus qui a pour objectif la promulgation des lois - des lois qui représentent un consensus parmi les groupes différents, qui sont crées d'une manière démocratique, et qui sont conformes aux libertés fondamentales. La protection de ce processus exige une protection de la liberté d'expression afin que de telles conversations puissent se dérouler sans entrave; elle exige une protection de l'indépendance des juges, et elle exige une protection de la démocratie elle-même. Nous qui sommes juges des cours constitutionnelles, qui sommes les gardiens des constitutions, sommes également les gardiens de la démocratie que ces constitutions incarnent. Cette responsabilité implique aussi le devoir de protéger les libertés fondamentales, telle que la liberté d'expression, qui sont nécessaires au fonctionnement de la démocratie. Cette responsabilité n'est pas toujours facile à accomplir, ni aux États-Unis, ni dans les autres pays, mais nous qui sommes juges, faisons de notre mieux pour le réaliser.

Aussi trouve-t-on le principe de la fraternité au coeur de certaines matières constitutionnelles spécifiques telles que la discrimination positive, ce qu'on dénomme "affirmative action." Ma Cour est actuellement en train de décider si certains critères d'admission à l'université, critères qui procurent des avantages à des personnes appartenant à des races ou à des nationalités minoritaires enfreignent la disposition de la Constitution qui défend aux États de priver les individus d'une protection égale devant les lois. Nous avons reçu plus de cent mémoires de groupes différents exprimant des positions juridiques différentes au sujet de cette question.

Il y a certains mémoires qui insistent sur l'importance dans une démocratie du fait que tout membre de races, de religions ou de nationalités différentes doit en tout cas se considérer citoyen d'un seul pays. Cet objectif - un objectif fraternel - implique la nécessité de trouver quelques membres de chaque groupe différent occupant des positions de haute responsabilité au sein d'institutions telles que le gouvernement, les armées, l'industrie. Ce fait exige la nécessité de faire un effort particulier afin de trouver de tels membres parmi les étudiants d'universités de première classe - jusqu'au point de pouvoir justifier de certains critères d'admission particuliers.

Il y a d'autres mémoires qui disent que la discrimination positive est un moyen tout à fait inefficace d'atteindre cet objectif fraternel. Au contraire, cette discrimination perpétuerait une manière de penser qui diviserait la société. Les membres de groupes différents, recevant des avantages en tant que membres du groupe, continueraient de s'identifier à des groupes minoritaires au détriment des membres des autres groupes ainsi que de la société elle-même. Les divisions sociales se détérioreraient, repoussant et non se rapprochant du jour plus fraternel où l'égalité se réalisera en réalité.

Je ne dis rien ici qui puisse suggérer le résultat de l'affaire que j'évoque à propos de laquelle notre cour se prononcera peut-être dans quelques jours. Je ne veux que mettre en exergue le fait que des parties opposées au litige constitutionnel qui nous concerne, font néanmoins appel à des principes de fond identiques, principes liés à la cohérence de la société, autrement dit au principe de la fraternité.

Je pourrais citer d'autres exemples, mais je voudrais conclure ses réflexions, en vous demandant de reconnaître à quel point les problèmes que j'ai évoqués pour illustrer le principe de la fraternité sont des problèmes qui eux-mêmes se trouvent partout dans le monde actuel. On trouve partout dans le monde le désir des peuples de construire des gouvernements démocratiques dotés de garanties en matière de libertés fondamentales; on trouve partout le désir d'établir un état de droit dont l'efficacité serait renforcée par un pouvoir judiciaire indépendant, - le tout étant nécessaire à la prospérité économique et à la dignité humaine. On trouve partout dans le monde actuel des problèmes similaires: des problèmes d'immigration, des problèmes de vivre ensemble, nous qui sommes de races et de nationalités différentes, des problèmes liés à la préservation de la liberté et de la démocratie. On trouve partout des juges constitutionnels qui doivent décider en toute indépendance des questions de droit constitutionnel liées à ces problèmes. En un mot on trouve partout des juges faisant face aux mêmes espèces de problèmes et armés des mêmes espèces d'instruments juridiques. Pour résoudre ces problèmes les différences de langue ne font aucune différence.

Voilà pourquoi je vous disais à quel point je suis heureux d'avoir été invité ici. Nous devons apprendre à mieux nous connaître afin de pouvoir bénéficier de nos expériences qui sont peut-être plus similaires que différentes.

Je vous remercie, chers collègues, de votre attention.

 

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